"Toute culture représente un ensemble de valeurs unique et irremplaçable puisque c'est par ses traditions et ses formes d'expression  que chaque peuple peut manifester de la façon la plus accomplie sa présence dans le monde."

Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982, IDENTITÉ CULTURELLE, 1.

Les Aborigènes, premiers découvreurs et habitants de l’Australie

 

Selon les archéologues, et au vu des dernières découvertes, les premiers groupes humains seraient arrivés sur le plateau continental nommé “Sahul“, il y a environ 65 000 ans, pendant l'ère glaciaire. Le niveau de la mer étant plus bas, ce dernier comprenait les actuelles Australie, Tasmanie et Nouvelle Guinée, ainsi que les terres aujourd’hui immergées qui les réunissaient.

Les ancêtres des Aborigènes, Homo Sapiens issus du berceau africain comme le reste de l’humanité, auraient entamé, dès au moins 100 000 ans avant aujourd’hui, un très long périple qui, en passant par l’Asie du Sud-Est, les aurait amenés jusque sur la côte nord de l’Australie. Ce faisant, ils se sont hybridés avec des Néandertaliens, puis des Dénisoviens, espèces du genre Homo toutes deux éteintes.

Ils ont afflué par voie maritime et, pour ce faire, ont du franchir un bras de mer estimé entre 70 et 100 km de largeur selon les sources, ce qui implique la navigation, la fabrication d’embarcations robustes et, de fait, la capacité à conceptualiser, collaborer et échanger.

Ces premiers Australiens ont alors découvert un continent sec et froid (des maximums de 10°), vierge de toute présence humaine, des sols fort peu fertiles, une mégafaune et une flore inédites. Ils ont du s’adapter à un biotope qui leur était étranger, cohabiter avec des prédateurs tels le lézard géant (Megalania Prisca) qui pouvait atteindre 8 mètres et peser jusqu’à une tonne ou le lion marsupial (Thylacoleo Carnifex), carnivore pourvu de deux immenses incisives. Ils ont rencontré des émeus, des wombats et des kangourous géants. L’art rupestre témoigne de la présence de ces animaux colossaux, gravures et peintures ayant permis à ces hommes d’apprivoiser cet environnement insolite.

Initialement installés sur la côte nord, les aïeux des Aborigènes ont progressivement investi de nouveaux territoires pour, au terme de quelques millénaires, occuper l'ensemble du continent australien et constituer des groupes culturels et linguistiques variés, avec toutefois pour point commun, une relation étroite et indéfectible à la Terre à laquelle ils appartenaient et dont ils devaient "prendre soin".

 

                                     © L'Histoire-Les Arènes-Légendes Cartographie

Le premier peuplement de l'Australie

Éléments de mode de vie traditionnelle des groupes Aborigènes des régions désertiques

Coopérer avec la nature, réserve riche et fragile, héritage des êtres ancestraux

Les tâches à accomplir pour assurer la subsistance du groupe, ainsi que les outils qui leurs sont associés, sont dans l’ensemble répartis sur la base du sexe, quoique la dichotomie femmes/cueillette et hommes/chasse soit à nuancer, les femmes pratiquant par exemple la chasse au petit gibier, les hommes cueillant parfois des fruits.

Ainsi, pour les femmes, le bâton à fouir, l’inestimable pierre à moudre, transmise de mère en fille, et le plat monoxyle, récipient de bois appelé coolamon (mot aborigène anglicisé), qui sert aussi de berceau. Pour les hommes, le propulseur, les lances et le boomerang.

En outre, hommes et femmes subvenant le plus souvent à leurs besoins alimentaires en toute autonomie et à même le bush, la division sexuelle du travail est surtout effective lors des regroupements cérémoniels. En ces occasions, les femmes "doivent préparer de la nourriture végétale pour l'ensemble de la communauté masculine. De leur côté, les hommes doivent rapporter le gibier capturé pour le partager avec les hommes et les femmes de leur groupe." (Glowczewski 1991)

Dans les vastes régions du Centre et de l’Ouest australien, les femmes, souvent aidées des enfants du groupe, s’adonnent à la cueillette des baies et fruits de la «brousse», à la récolte de graines sauvages qu’elles broient afin de confectionner les galettes qui constitueront une grande part de l’alimentation, déterrent des bulbes et des tubercules, comme les ignames, et chassent de petits animaux, dont des oiseaux. Lézards et petits marsupiaux ne survivent pas aux coups de bâton que leur assènent ces femmes après avoir procédé à l’enfumage de leurs refuges.

Dans les zones arides, elles creusent le sol, en utilisant également un bâton à fouir, pour y collecter les fourmis dont l’abdomen regorge d’un mélange de nectar de fleurs et de miellat de pucerons (d’où leur nom de fourmis à miel), énergisante friandise. Ces fourmis sont si précieuses - comme le reste de la faune, de la flore, et autres éléments naturels - que le “Rêve de la fourmi à miel” est tracé sur les rochers et sur le sable, peint sur les corps lors de rites et, plus tard, sera représenté sur des toiles réalisées à l’acrylique. Elles savent aussi fouiller au pied de certains acacias dont la sève des racines nourrit les grasses chenilles de lépidoptères endémiques (Endoxyla Leucomochla) communément appelées “witchetty grub”, larves riches en protéines, qu’elles savourent sur place ou rapportent pour le groupe qui les consomme crues ou grillées sous les braises. Ces dernières font aussi l’objet de représentations symboliques.

Les hommes, quant à eux, munis de leurs lances et propulseurs, parcourent de plus grandes distances pour chasser le gros gibier, dont principalement le kangourou, l’émeu et le varan, ainsi que des proies de plus petite taille, tels le wallaby ou l’opossum qui se débusque durant la nuit, l’animal étant noctambule . Cela n’exclue pas un picorage de circonstance, quand le besoin s’en fait sentir, la chasse étant soumise au cycle des saisons.

Les hommes peuvent également s’avérer être d’habiles cueilleurs de miel sauvage : après avoir lesté une abeille d’un petit duvet, ils la poursuivent, toute ralentie qu’elle est dans sa course par ce handicap, jusqu’à l’emplacement de l’essaim situé dans les hauteurs d’un arbre, dans le tronc duquel ils pratiquent des entailles qui formeront échelle, pour y grimper et récupérer le fameux nectar.

Dans les déserts, une appréhension accrue des topographies, de la faune et des empreintes d’animaux, de la flore, des cycles saisonniers et de leurs effets sur l’environnement - savoirs ancestraux transmis de génération en génération - constituent la condition indispensable à une bonne adaptation aux fortes contraintes de cet écosystème.

Ainsi les Aborigènes, dès leur plus jeune âge, apprennent-ils par imprégnation et transmission orale, à identifier, nommer et interpréter les indices de la présence de tout ce qui vit, pousse, se déplace, de toute espèce animale ou végétale qui est ou deviendra consommable et les époques propices à l‘apparition de ces dernières. Ils acquièrent progressivement ces connaissances et les savoir-faire qui leur sont liés, par observation et expérimentation.

Pleinement conscients de leur lien d'interdépendance avec l'environnement, ils prennent le plus grand soin de cette entité vivante et fertile qu’est leur propre « pays » (territoire dont ils sont natifs, qu’ils habitent et auquel ils appartiennent), un pays parent dont il faut s’occuper. Pour ce faire, ils recourent à une double gestion, matérielle et spirituelle. Par exemple, une utilisation raisonnée du feu (brûlis), des récoltes sélectives, un prélèvement de la nourriture en quantité limitée pour satisfaire les seuls besoins immédiats, favorisent régénération des plantes comestibles et du gibier, productivité à long terme.

Ces techniques d’entretien des ressources fournies par la « terre nourricière » (Bird Rose, 1996), aussi efficaces soient-elles, sont optimisées par des rituels de fertilité, la régulation de la chasse et de la cueillette par la sanctuarisation des sites sacrés qui offrent ainsi aux animaux des zones refuges durant les périodes cruciales de reproduction et de nidification.

De plus, les hommes, dans le dessein de renouer avec les êtres ancestraux qui les ont créées et d’ainsi favoriser la chasse, ocrent leurs armes - propulseur, lance, bâton de jet, bouclier, hache, couteau de pierre et boomerang - et y ajoutent souvent les mêmes motifs sacrés qu’ils gravent ou peignent sur les Churinga.

Par ailleurs, l’épuisement des ressources autour des lieux de campement, oblige les groupes à se déplacer fréquemment afin de trouver de nouvelles aires propices à leur survie . Ces migrations ne s’effectuent pas de façon aléatoire, mais impliquent une connaissance parfaite de l’emplacement des trous d’eau qui affleurent à la surface de la roche (ou “rock holes”, terme anglais plus évocateur), et sont intimement liées aux ressources alimentaires disponibles ainsi qu'aux itinéraires sacrés incombant à chaque groupe local. Les déplacements ne sont pas seulement guidés par la quête d'eau et de nourriture, mais plus largement orientés par la vie rituelle, par les rassemblements à l'occasion de rites funéraires ou d'initiation.  

 

 

Cette fourmi mellifère (Camponotus inflatus) ou fourmi à miel dont l'abdomen distendu est gorgé de miellat de pucerons, constitue un réservoir vivant pour la fourmilière lors d'épisodes de sécheresse. 

Les habitants des régions semi-désertiques d'Australie creusent le sol à la recherche de son précieux nectar dont ils se délectent.

https://youtu.be/jwzzbjYHC3w?si=oMHIhNuNe9ErUj_

Le "Rêve de la Fourmi à miel" réalisé en 1971 par plusieurs hommes hautement initiés, détenteurs et gardiens de cette histoire, sur l'un des murs de l'école de Papunya (Territoire du Nord).

Bébé dormant dans un plat monoxyle, d'après une photographie réalisée en 1919 par l'anthropologue Herbert BASEDOW (1881-1933).

Femme Arrernte (Alice Springs, Territoire du Nord) portant un enfant dans ses bras et un plat monoxyle sur la tête et tenant un bâton à fouir, d'après une photographie réalisée en 1896 par l'anthropologue Walter Baldwin SPENCER (1860 - 1929).

"Une femme possède toujours un pitchi, c'est-à-dire un plat dont la longueur varie de 30 à 90 centimètres, creusé [...] dans un bois dur comme l'acacia ou l'eucalyptus. Elle y transporte sa nourriture, soit en le maintenant en équilibre sur sa tête, soit en le tenant en bandoulière sur une hanche, au moyen d'une ficelle de cheveux humains [...]. Il n'est pas rare qu'un petit bébé soit transporté dans un pitchi."

D'après un extrait de SPENCER Walter Baldwin, GILLEN Francis James, The Arunta : a study of a stone age people, p.23, London, Macmillan, 1927. 

 

Homme utilisant un propulseur, d'après une photographie réalisée en 1936 par l'anthropologue américain Daniel Sutherland DAVIDSON (1900 - 1952).

 

Homme revenant de la chasse (Territoire du Nord), d'après une photographie réalisée par l'anthropologue Charles Pearcy MOUNTFORD (1890 - 1976).

 

Le "Rêve", la "Loi" et le "Pays", éléments centraux des cosmologies Aborigènes

 

Sara Kianga Judge, femme Walbunja Yuin de la côte sud de la Nouvelle-Galles du Sud qui a grandi dans ses terres natales traditionnelles, productrice de contenu pour les Premières Nations à l'Australian Museum de Sydney, nous explique :

"Très souvent, on nous demande "Qu'est-ce que le pays?", mais pour les peuples des Premières Nations, la vraie question a toujours été "Qui est le Pays?". Le Pays - toutes les plantes, tous les animaux, tous les écosystèmes et tous les humains - est vivant grâce à l'action collective. Les membres des Premières Nations reconnaissent que rien ne se passe isolément de tout le reste, et tout ce qui se passe vient d'abord du Pays."

Le Pays, c'est un territoire qui possède une force agissante et dont les traits de paysage ont été créés par des êtres fabuleux, des êtres hybrides et métamorphes. Ces derniers, en rêvant, se déplaçant, campant, chassant, s'aimant, combattant, mangeant, urinant, déféquant, et en accomplissant bien d'autres actions encore, actions inhérentes à l'homme, ont laissé des empreintes matérielles de leur passage et ainsi façonné l'Australie, ses lieux sacrés, et engendré l'ensemble des éléments naturels (animaux, végétaux, minéraux, cosmos, vent, cours d'eau, pluie, etc), avant de disparaître sous terre ou dans le ciel. Ce sont eux qui ont légué aux peuples Aborigènes auxquels ils ont également donné naissance, la "Loi" dont relèvent les règles de vie sociale et religieuse, les systèmes de parenté qui régissent les mariages, les langues et les dialectes, la somme des savoirs traditionnels dont les connaissances astronomiques, géographiques, écologiques, fauniques, botaniques et médicinales, les rituels d'initiation et les cérémonies funéraires, les chants, les danses, les motifs des peintures (peintures réalisées sur les corps, le sol ou les parois des grottes et plus tard sur des toiles en lin), les outils de chasse, les objets sacrés. Avec ce système complexe de traditions (Loi), tandis que les Occidentaux, selon une vision dualiste, opèrent une distinction marquée entre nature et culture, les Aborigènes mêmes considèrent, dans une approche holistique du monde, qu'ils font partie d'un tout et que tout est lié, humains et non-humains, nature et société.

Tout relève de ce Temps de la Création appelé "Rêve" ("Tjukurrpa" pour les habitants des déserts du centre et de l'ouest), "Dreamtime" en langue anglaise, terme auquel les peuples Aborigènes préfèrent substituer celui de "Dreaming", vocable interculturel dont la forme progressive traduit davantage le caractère non révolu de cet âge des êtres fondateurs, qui s'inscrit non seulement dans le passé, mais aussi dans le présent et le futur, qui irrigue encore aujourd'hui tant la vie matérielle que spirituelle des Aborigènes et qui est régulièrement réactualisé par des rites accompagnés de danses, de chants et de peintures, retraçant les péripéties des êtres mythiques. Selon l'anthropologue et chercheuse au CNRS, Barbara Glowczewski, " le Dreamtime ou Dreaming est un espace-temps parallèle à la temporalité humaine et avec lequel la vie sur terre entretient une relation de feedback". Pour nourrir en retour cet espace-temps et le revivifier, les Aborigènes ont la responsabilité de "prendre soin du Pays", ce qui "ne se limite pas à la seule gestion matérielle d'une zone géographique. Il s'agit également de prendre soin de l'ensemble des valeurs, lieux, ressources, histoires et obligations culturelles associés à cette zone, ainsi que des processus liés au renouveau spirituel, à la connexion avec les ancêtres, à l'approvisionnement en nourriture et au maintien des relations de parenté." (Altman et al., 2007, ma traduction )

Références

GLOWCZEWSKI Barbara, Du rêve à la loi chez les Aborigènes. Mythes, rites et organisation sociale en Australie, p.16, Paris, PUF, 1991.

ALTMAN Jon, BUCHANAN Geoff, LARSEN Libby, The environmental significance of the Indigenous estate : Natural resource management as economic development in remote Australia, CAEPR Discussion Paper N° 286, p.37, Canberra, Australian National University, 2007.

 

Les trois fondamentaux de la cosmologie Aborigène selon l'anthropologue et chercheuse au CNRS, Marika Moisseeff :

 

La cosmologie des Aborigènes se fonde sur trois principes. Premier principe, classer les différents phénomènes visibles du monde en trois catégories distinctes : les traits de paysage, l’espèce humaine, et les autres espèces vivantes – animales et végétales. Deuxième principe, établir un lien entre les éléments de ces trois catégories ; chaque élément d’une catégorie est mis en relation avec un élément des deux autres : chaque humain est associé à un trait de paysage et à une espèce non humaine qui fondent ensemble son identité sociale. L’espèce non humaine, animale ou végétale, à laquelle est associé chaque individu correspond, dans la terminologie anthropologique, à son totem. Troisième principe : la responsabilité de maintenir la fertilité de l’ensemble des espèces incombe aux humains, et plus particulièrement aux hommes initiés. Pour ce faire, ces derniers doivent exécuter des rites au cours desquels ils manipulent des objets très spéciaux.

 

MOISSEEFF Marika, " L’inscription spatiale du Rêve : un art de la mémoire et de l’oubli chez les Aranda du désert central australien", in BERTHOZ Alain et SCHEID John (dir.), Les arts de la mémoire et les images mentales, p.177-194, Paris, Éditions Collège de France, Collection "Conférences", 2018.

 

Drapeau des Premières Nations : "Nous hommes noirs sur la terre rouge, sous le soleil".

 

Harold THOMAS, Drapeau Aborigène, 1971

 

Noir, comme les Peuples des Premières Nations et la "fierté noire"

Rouge, comme la couleur de la Terre Mère, l'ocre utilisée lors des cérémonies et la relation spirituelle à la terre

Jaune, comme le soleil, source de vie et de renouvellement

 

Le graphisme efficace et puissant adopté pour le drapeau Aborigène a été conçu par l'artiste Luritja / Wombai, Harold THOMAS. L'utilisation par ce dernier du rouge et du jaune n'est pas anodine, puisqu'elle fait écho aux couleurs des médiums employés dans les peintures traditionnelles (ocre rouge et ocre jaune).

Arboré pour la première fois à Adélaïde, le 12 juillet 1971, lors d'un rassemblement pour célébrer la Journée Nationale des Aborigènes (journée de commémoration pour les peuples et leur patrimoine), ce drapeau est devenu un symbole fort de l'unité des Peuples des Premières Nations, de leur attachement à la terre et de leurs droits fonciers. Il fut reconnu officiellement par les autorités en 1995.

 

Vue satellitaire de l'Australie mettant en évidence les terres rouges de l'outback composé de déserts arides et semi-arides qui occupent l'essentiel du continent